Journal :
choses lues

_Introduction:

"(...) c’est cela qui est inquiétant, car le monde n’est plus un monde familier, ce n’est plus qu’un monde inquiétant."

Thomas Bernhard, Maitres Anciens

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Allan Mc Collum, parlant du travail d’Allen Ruppersberg :

" Lorsqu’une vision publique monopolistique commence à éroder les vérités communes du quotidien, l’artiste peut contribuer à rétablir l’équilibre – et si nous évoluons, à l’instar de notre civilisation, comme une collection immense, croissante et labyrinthique de livres, c’est une collection qu’un artiste pourra toujours apprendre à disposer de façon plus harmonieuse."

_Article d' Eric Troncy dans le catalogue Didier Marcel, Presses du Réel:

" L'oeuvre de Didier Marcel s'est constituée en même temps que nous la regardions, c'est à dire en même temps que lui-même la faisait. Elle n'a pris son sens qu'avec le temps, acquis densité et logique non pas sur les bases d'une intention préalable qui aurait ensuite été méticuleusement déclinée mais grâce à la foi qu'il semblait lui même avoir en ses intuitions, et en la patience avec laquelle il les a laissé se développer. (...) C'est là, en tout cas, le premier élément de sidération dans le travail de Didier Marcel : son homogénéité rétrospective désigne une intention initiale informulée et cependant articulée - il fallait bien qu'elle prit la forme d'une oeuvre pour se déployer de manière finalement cohérente. En d'autres termes: Didier Marcel est un artiste. "

_Extrait puisé sur le site de la Galerie Maeght, au sujet du travail de Gérard Gasiorowski :

" (...) Au début de l’année 1976, Gasiorowski conçoit une fiction ; l’Académie Worosis-Kiga (anagramme de son nom), l’AWK. Comme pour La Guerre, la signature de l’artiste disparaît. Gasiorowski n’apparaît que comme observateur dans cette Académie qui reçoit ses statuts, ses ordres et est placée sous l’autorité absolue du professeur Arne Hammer. Hammer fonde sa pédagogie sur l’humiliation et la mortification, infligeant aux élèves artistes une cure de dépersonnalisation en imposant un unique exercice ; la représentation du chapeau du professeur. Puis c’est le professeur qui attribue les signatures des élèves : on retrouve les noms de François Morrelet, Christian Boltanski, Gilbert & George, Richard Serra ou encore Anish Kapoor. (...) Les seules œuvres signées par Gasiorowski sont Les Refusés, dessins recalés par le professeur Hammer, répliques de grands artistes mondialement reconnues. L’achèvement de l’Académie, par le meurtre du professeur Arne Hammer par l’Indienne KIGA, fait place à la renaissance de la Peinture. (...)"

_Extrait d'une interview de Mel Bochner dans Particules n° 27:

" L'un des avantages au début de l'art conceptuel était qu'au lieu d'envoyer des oeuvres en Europe, les galeries y envoyaient les artistes. Ainsi j'ai eu la chance de passer du temps en Italie au début des années 1970. (...) Il ne s'agissait pas d'influences directes. C'était la constatation que l'art était plus grand et une aventure plus ouverte que je ne l'avais imaginé précédemment."

_Dans le même article, citation d'un extrait d'une lettre de Flaubert à Ernest Chevalier:

" J'étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir six mille femmes et 1400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplait, des cavales numides, des bassins de marbre; et je n'ai rien que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce, et des baîllements continus ! De plus, un brûle-gueule écorné et du tabac trop sec !"

_Extrait d'un article de Rachel Nullans dans Magazine n°53 sur l'exposition de Wilfrid Almendra, "Killed in Action (Case study House)", à la galerie Bugada & Cargnel :

"Un critique: Le travail de Wilfrid Almendra (...) interroge le modernisme. L'artiste choisit de s'intéresser au programme pavillonnaire mis en place aux Etats-Unis à la fin de la Seconde guerre mondiale. Choisissant dix programmes architecturaux qui n'ont pas été retenus, Wilfrid Almendra en transpose les plans en sculptures. Dix formes abstraites au premier abord, mais qui décortiquent l'idéal sous-entendu par ces projets: celui de l'homme moderne tel que se le figurait la société d'après guerre. (...)
Ici pas de reconstitution à l'échelle - il ne s'agit pas de maquettes -, mais des masses, des détails et des matériaux divers dont certains, usés, fatigués, comme vieillis par le passage du temps, soulignent la dégradation des idéaux, notent l'absurdité de la foi dans le modernisme. Et comme un coup de grâce à ce projet naïf, qui voyait dans la multiplication de pavillons identiques la marque de la modernité, les matériaux choisis par l'artiste sont autant de marques autobiographiques qui renvoient à l'essence même de l'habitat - loin des projections des architectes et des fantasmes d'une société -, celle d'être le lieu du particulier, de l'intime... Aujourd'hui les rêves de la toute jeune société de consommation prêtent à sourire: non, nous ne possédons pas tous notre hélicoptère; oui, le temps laisse encore ses traces et déterriore les constructions de l'homme. L'avenir de l'homme comme celui de son habitat n'est pas prévisible, aux idéaux s'oppose la réalité, et ces dix sculptures, tels dix squelettes de projets avortés sont les indices de l'échec d'une vision naïve du modernisme."

_Extrait de La Confusion des sentiments, Stefan Zweig, sur Shakespeare et ses contemporains :

" Dans un large mouvement il décrivait cette heure extraordinaire qu'avait connue l'Angleterre, cette seconde unique d'extase, comme il en surgit à l'improviste dans la vie de chaque peuple ou dans celle de chaque chaque individu, concentrant toutes les forces en un élan souverain vers les choses éternelles. Tout d'un coup, la terre s'était élargie, un nouveau continent avait été découvert, tandis que la plus ancienne puissance du continent, la papauté, menaçait de s'effondrer: derrière les mers qui maintenant appartiennent aux anglais, depuis que le vent et les vagues ont mis en pièces l'Armada de l'Espagne, de nouvelles possibilités surgissent brusquement; l'univers a grandi et involontairement l'âme se travaille pour l'égaler: elle aussi, elle veut grandir, elle aussi elle veut pénétrer jusqu'aux profondeurs extrêmes du bien et du mal; elle veut découvrir et conquérir, comme les conquistadors; elle a besoin d'une nouvelle langue, d'une nouvelle force. Et en une nuit éclosent ceux qui vont parler cette langue: les poètes...ils sont cinquante, cent dans une seule décennie, sauvages et libres compagnons qui ne cultivent plus des jardins d'Arcadie et qui ne versifient plus une mythologie de convention, comme le faisiaient les poétereaux de cour qui les ont précédés. Eux, ils prennent d'assaut le théâtre; ils font leur champ de bataille de ces arènes ou auparavant il n'y avait que des animaux auxquels on donnait la chasse, ou les jeux sanglants, et le goût du sang chaud est encore dans leurs oeuvres; leur drame lui même est un circus maximus dans lequel les bêtes fauves du sentiment se précipitent les unes sur les autres, altérées de malefaim."

_Extrait de Au delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, roman de Romain Gary :

" Il faut dire également qu'au cours de ces années - 1962-1970 - la prospérité économique européenne paraissait avoir découvert le secret de la croissance perpétuelle et, grâce à ses retombées économiques, l'argent recouvrait rapidement en France et en Allemagne ce lustre moral et quasi spirituel qu'il n'avait plus connu depuis les hautes heures de la bourgeoisie au dix neuvième siècle. Je me souviens d'une phrase merveilleuse que j'avais entendue à une réception, après une réunion du Conseil de l'Europe. La femme d'un ambassadeur qui revenait d'un voyage en Chine conclut le récit flatteur de ce qu'elle avait vu: "Mais enfin le communisme, c'est pour les pauvres." Le Club de Rome n'avait pas encore publié ses prédictions d'Apocalypse. L'automobile régnait. Le crédit coulait à flots. Le pétrole allait de soi. La France était devenue une bonne affaire. La construction d'ensembles immobiliers comme Port-Grimaud rapportait des miliards à ses promoteurs mais offrait en même temps de quoi rêver à ceux qui avaient dû se contenter jusqu'alors des bijoux offerts par Richard Burton à Elisabeth Taylor, des miliards d'Onassis et de Niarkos, ou des écuries de courses de MM. Boussac et Wildenstein. (...)
Je n'étais pas surpris par la transformation d'un play-boy doré en géant multinational. (...) Aux environs de la cinquantaine, la virilité fait souvent quelques transferts et cherche à se constituer un capital de puissance à l'abri du déclin glandulaire.
(...)
Les meubles, les lampes, les tableaux prenaient un sens secret et avaient acquis en quelques jours la patine des souvenirs.Il n'y avait plus de clichés, de banalité, d'usure: tout était pour la première fois. Tout le linge sale des mots d'amour que l'on a si peur de toucher, parce qu'il est couvert de taches suspectes que les mensonges y ont laissées, renouait ses liens avec le premier balbutiement, le premier aveu, le regards des mères et des chiens: les poèmes d'amour étaient là bien avant l'oeuvre des poètes."

_Louise Bourgeois avait dit...:

" Vous ne pouvez pas arrêter le présent. Il faut juste abandonner chaque jour son passé. Et l'accepter. Et si tu ne peux l'accepter, alors tu dois faire de la sculpture. Si tu refuses d'abandonner le passé, alors tu dois le recréer."

_Extrait des Particules élémentaires, roman de Michel Houellebecq:

" C'est l'été 1968, et Michel a dix ans. Depuis l'âge de deux ans, il vit seul avec sa grand-mère. Ils vivent à Charny, dans l'Yonne, près de la frontière du Loiret. Le matin, il se lève tôt, pour préparer le petit déjeuner de sa grand-mère; il s'est fait une fiche spéciale où il a indiqué le temps d'infusion du thé, le nombre de tartines, et d'autres choses.
Souvent, jusqu'au repas de midi, il reste dans sa chambre. Il lit Jules Verne, Pif le Chien ou Le Club des Cinq; mais le plus souvent il se plonge dans sa collection de Tout l'Univers. On y parle de la résistance des matériaux, de la forme des nuages, de la danse des abeilles. Il est question du Taj Mahal, palais construit par un roi très ancien en hommage à sa reine morte; de la mort de Socrate, ou de l'invention de la géométrie par Euclide, il y'a trois mille ans.
L'après-midi, il est assis dans le jardin. Adossé au cerisier, en culottes courtes, il sent la masse élastique de l'herbe. Il sent la chaleur du soleil; les laitues absorbent également la chaleur du soleil; elles absorbent également l'eau, il sait qu'il devra les arroser à la tombée du soir. Lui continue à lire Tout l'Univers, ou un livre de la collection Cent questions sur; il absorbe des connaissances.
Souvent aussi, il part à vélo dans la campagne. Il pédale de toutes ses forces, emplissant ses poumons de la saveur de l'éternité. L'éternité de l'enfance est une éternité brève mais il ne le sait pas encore; le paysage défile. "

_Extrait de La Promenade au phare, roman de Virginia Woolf :

" Pour lui il était désormais entendu que l'excursion se ferait sûrement et que la merveille contemplée depuis des années et des années, semblait-il se trouvait maintenant à portée de sa main, qu'il n'en était plus séparé que par une nuit de ténèbres et une journée de navigation. Comme il appartenait, à l'âge de six ans déjà, à la grande famille des êtres incapable de séparer leurs sentiments les uns des autres et d'empêcher la perspective de l'avenir, avec tout ce qu'elle contient de joies et de peines, d'obscurcir la réalité présente; comme pour ces êtres, si petits qu'ils soient, le tour le plus léger de la roue des sensations a la faculté de cristalliser, de transpercer et de fixer le moment sur lequel il a posé son ombre ou sa lumière, James Ramsay, assis sur le plancher et en train de découper des images dans le catalogue illustré des "Navy Stores", attribuait à celle d'un appareil frigorifique, pendant que parlait sa mère, un caractère de divine félicité. Cet appareil était auréolé de joie. La brouette, la tondeuse à gazon, le bruissement des peupliers, le blanchiment des feuilles avant la pluie, le croassement des corneilles, les balais heurtant les murs, le frou-frou des robes - chacune de ces sensations avait dans son esprit une couleur si nette, un aspect si distinct, qu'il possédait déjà son code particulier, son langage secret."

_Extrait de Histoire(s) du cinéma (chapitre"Toutes les histoires"), film de Jean-Luc Godard :

" Howard Hughes. Producteur de Citizen Kane et patron de la T.W.A.
Comme si Méliès avait dirigé Gallimard en même temps que la Sncf.
(...)
Histoire(s) du cinéma. Actualité(s) de l'Histoire. Histoires(s) des actualités.
Histoire(s) du cinéma. Avec des S. Des SS.
(...)"

_Lettre de Jean Paulhan à Marcel Jouhandeau en mars 1944, citée par François Nourrissier dans Un siècle NRF (Album Pléiade), et initialement édité dans dans Choix de Lettres, II, Gallimard, 1992 :

" Bien cher Marcel,

De ton courage personne (ni surtout moi) ne doute. Mais en ce moment, je te prie, n'en parle pas. Ouvre les yeux. Tu n'es pas exposé. Ce n'est pas toi qui es exposé. Ce n'est pas toi qui viens de mourir en prison, c'est Max Jacob. Ce n'est pas toi qui a été tué par des soldats ivres, c'est Saint-Pol Roux. Ce n'est pas toi qui a été exécuté, après un jugement régulier, c'est Jacques Decour, c'est Politzer. Ce n'est pas toi qui es forcé de te cacher pour échapper à l'exécution à la prison; c'est Aragon, c'est Eluard, c'est Mauriac. Ce n'est pas toi qui es déporté en Allemagne, c'est Paul Petit, c'est Benjamin Crémieux. Ce n'est pas toi qui es en prison, en cellule, c'est Desnos, c'est Lacôte. Dans un temps où nous avons tous à montrer du courage, tu es le seul (peu s'en faut) qui ne soit pas menacé, qui mène une vie prudente et paisible. Et je sais trop que tu es incapable de rien faire par prudence et que tu as cette paix certes sans l'avoir voulue. Mais enfin tu l'as. Ce n'est pas à toi de parler de ton courage, ni même de ton courage à venir (s'il a jamais à venir, ce que je ne crois pas). Bien. Quant au reste, je suis sûr que notre amitié, je suis sûr du moins que la mienne est de taille à résister à tout."

_Catalogue de l'exposition "Gérard Gasiorowski, Recommencer. Commencer de nouveau la peinture" au Carré d'Art - Musée d'art contemporain, à Nîmes (mai à septembre 2010)// Extrait d'un entretien entre Gérard Gasiorowski et Thomas West (1986):

" J'ai toujours considéré comme impensable et extravagant que l'on puisse donner un prix à une belle peinture, à un tableau du Louvre, mettons. C'est une sorte de leurre. J'ai toujours été très fasciné par les artistes chinois et japonais qui, il y a de nombreux siècles de cela, montraient la peinture seulement à quelques initiés; ils pouvaient la voir, seulement la voir, pas la toucher ni la prendre, mais la regarder. Ils dépliaient leur rouleau de peinture devant seulement cinq personnes invitées, puis après on ré-enroulait le rouleau et il était de nouveau rangé. Montrer de la peinture comme on le fait aujourd'hui, à travers des expositions où des gens défilent devant elle, avec des queues d'individus qui attendent, quelque part ça me choque; mais sans doute est-ce très personnel parce que je crois que ça ne choque personne d'autre. Je crois de plus qu'il y a très peu d'individus qui aiment vraiment la peinture et l'achètent à travers des sensibilités. Quand on voit le mur d'un collectionneur typique moyen, on passe d'un objet à un autre et on se demande vraiment quelles sont les associations; très rares sont ceux qui ont un goût profond, une idée. On peut ne pas tenir compte d'un style, d'une école, d'une forme intellectuelle et simplement considérer la beauté. Là on peut passer d'un Giotto à un Delacroix qui n'ont rien à voir, mais on est à chaque fois devant une sorte d'image qui a sa force. Mais cela, c'est exceptionnel aujourd'hui."

_Extrait d'une nouvelle d'Albert Camus, "Jonas ou l'artiste au travail":

" D'autres fois, ses nouveaux amis lui faisaient visite. Rateau, lui, ne venait qu'après diner. Il était à son bureau toute la journée, et puis, il savait que les peintres travaillent à la lumière du jour. Mais les nouveaux amis de Jonas appartenaient presque tous à l'espèce artiste ou critique. Les uns avaient peint, d'autres allaient peindre, et les derniers enfin s'occupaient de ce qui avait été peint ou le serait. Tous, certainement, plaçaient très haut les travaux de l'art, et se plaignaient de l'organisation du monde moderne qui rend si difficile la poursuite des dits travaux et l'exercice, indispensable à l'artiste, de la méditation. Ils s'en plaignaient des après-midi durant, suppliant Jonas de continuer à travailler, de faire comme s'ils n'étaient pas là, et d'en user librement avec eux qui n'étaient pas bourgeois et savaient ce que valait le temps d'un artiste. Jonas, content d'avoir des amis capables d'admettre qu'on pût travailler en leur présence, retournait à son tableau sans cesser de répondre aux questions qu'on lui posait, ou de rire aux anecdotes qu'on lui contait."

_Extrait de "Sexus", roman d'Henri Miller:

" Le meilleur de l'art d'écrire, ce n'est pas le mal réel que l'on se donne pour accoler le mot au mot, pour entasser brique sur brique; ce sont les préliminaires, le travail à la bêche que l'on fait en silence en toutes circonstances, que ce soit dans le rêve ou à l'état de veille. Bref, la période de gestation. Personne n'a jamais réussi à jeter sur le papier ce qu'il avait primitivement l'intention de dire: la création originale, qui est continue, que l'on écrive ou non, participe du flux élémentaire: elle s'inscrit hors de toutes dimensions, de toutes formes, de toutes durées. Dans cet état préliminaire, qui est création et non naissance, les éléments qui sont appelés à disparaître ne sont pas détruits pour autant; un principe qui se trouvait déjà être présent, marqué du sceau de l'impérissable, par exemple la mémoire, la matière, Dieu, surgit à l'appel et l'être s'y précipite comme le fétu de paille dans le torrent. Mots, phrases, idées, si subtils et ingénieux soient-ils, coups d'ailes les plus forcenés de la poésie, rêves les plus profonds, visions les plus hallucinantes, ne sont qu'hiéroglyphes grossiers gravés par la douleur et la souffrance en commémoration d'un évènement qui demeure intransmissible."

_Extrait de "New York délire", essai de Rem Koolhaas :

" En 1626, Peter Minuit achète l'île de Manhattan aux "Indiens" pour la somme de vingt-quatre dollars. Mais la transaction est un faux; les vendeurs ne possèdent pas la propriété. Ils n'y vivent même pas. Ils sont seulement de passage.
(...)
"Quatre ans plus tard, ils (Simeon de Witt et, le gouverneur Morris et John Rutherford, ndlr) proposent - au delà de la ligne de démarcation séparant le secteur connu et le territoire encore inconnu de la ville - un projet de douze avenues allant dans le sens nord-sud, et de cent cinquante-cinq rues dans le sens est-ouest. par cette simple mesure, ils définissent une ville de 13 x 156 = 2028 blocs (abstraction faite des accidents topographiques), une matrice qui englobe, d'un seul coup, tout le territoire restant et les activités futures de l'île.
La trame de Manhattan.
(...)
En réalité, il s'agit là de la prédiction la plus courageuse de l'histoire de la civilisation occidentale: le sol qu'elle divise est inoccupé; la population qu'elle décrit est hypothétique; les édifices qu'elle localise son fantomatiques; les activités qu'elle encadre sont inexistantes.
(...)
La trame est, par dessus tout, une spéculation conceptuelle.
En dépit de son apparente neutralité, elle suppose l'existence d'un programme intellectuel pour l'île: dans son indifférence à la topographie, au réel existant, elle proclame la supériorité de la construction mentale sur la réalité.
Par le tracé de ses rues et de ses blocs, elle annonce que l'assujettissement, sinon l'oblitération, de la nature est sa véritable ambition.
(...)
Tout comme la trame, Central Park est un acte de foi colossal. Le contraste entre le bâti et le non-bâti sur lequel il se fonde existe à peine au moment de sa fondation.
Dreamland est situé au bord de la mer. (...) conçu autour d'un bout de l'Atlantique lui même, authentique réservoir de l'océanique avec tout son pouvoir éprouvé de catalyseur des fantasmes.
(...)
"La lutte contre le feu" est le commentaire le plus convaincant (de Reynolds, ndlr) sur la condition métropolitaine.
(...)
Mais le principal protagoniste de cette scène urbaine est le bloc lui-même: la "Lutte contre le feu" élève le bloc au rang d'acteur. "L'alerte est déclenchée, les hommes sautent à bas de leur lit (...) l'hôtel au premier plan brûle et des gens sont enfermés à l'intérieur. Les flammes qui se sont déclarées au premier étage, leur coupent la retraite. La foule s'amasse sur place, criant et gesticulant; (...) Le feu gagne le deuxième étage, les occupants de l'hôtel, que l'on peut voir se presser aux fenêtres, sont repoussés d'un étage à l'autre par les flammes et la fumée. Au moment où ils atteignent le dernier étage, une explosion se produit et le toit de l'immeuble s'effondre."
Mais, au dernier moment, les clients, dans un état voisin de l'hystérie, sont sauvés, l'incendie est éteint et le bloc est remis en état pour la représentation suivante.
Le côté négatif de la métropole, tel que le définit tout ce spectacle, se présente comme un accroissement astronomique des risques de catastrophes, qui n'a d'égal que l'accroissement tout aussi astronomique du potentiel de prévention de ces mêmes catastrophes.
Manhattan est la résultante de cette perpétuelle lutte de vitesse."

_Extrait de "Rencontres avec Samuel Beckett", de Charles Juliet :

" Sa beauté. Sa gravité. Sa concentration. Sa surprenante timidité.La densité de ses silences. L'intensité avec laquelle il fait exister l'invisible.
Je songe que s'il est à ce point impressionnant, c'est évidemment en raison de ce qu'on peut voir qu'il est, mais aussi et peut-être surtout, d'une absolue simplicité. Une simplicité de comportement, de pensée, d'expression. Assurément, quelqu'un d'essentiellement différent. Un homme supérieur. Je veux dire : un homme qui se tient au plus bas, dans l'intimité d'une permanente interrogation sur le fondamental. Soudain, cette évidence: Beckett, l'inconsolable...
Sur le palier, nous parlons encore un bon moment. il m'explique qu'il est encore très fatigué et s'excuse de ne pouvoir me retenir à dîner. mais rendez-vous est pris pour le printemps prochain, et il m'assure qu'alors nous dînerons ensemble.
Il s'inquiète de savoir à quoi je vais employer mon séjour. je lui réponds que je n'ai aucun projet, et que si je suis venu Paris, c'était dans l'unique but de le rencontrer.
- Mais non, mais non. Il ne fallait pas venir de Lyon pour me voir."

_Gilles Barbier, dans un entretien avec Christophe Kihm :

"J'ai recommencé entièrement des copies de dictionnaires, je refais beaucoup de dessins, j'ai refait intégralement un certain nombre de pièces. J'ai dupliqué mon travail sous la forme de Méga Maquette et, actuellement, je refais entièrement cette Méga Maquette. Toutes ces pièces que je reproduis sont à chaque fois réagencées dans de nouveaux scénarios. Mais, si tu veux, mon fantasme absolu reste de me dire qu'un jour, je pourrais refaire intégralement, dans l'ordre, mon propre travail, tout mon travail, depuis le début. Le reproduire à l'identique, dans son ensemble, avec pour unique différence ce petit mieux qui se situe dans le concept précieux de l'aise. Etre à l'aise. Savoir enfin ce qu'il faut faire. Passer forcément par les bonnes portes puisqu'elles seront déjà ouvertes, accueillantes."

_Extrait du livre d'Oskar Tuazon Faire des livres cité par Jean Max Colard, dans "Du livre aux murs : vers une littérature d'exposition":

"Ce n'est pas qu'il a perdu toute sa raison d'être, mais c'est désormais une chose statique, et non plus la forme la mieux appropriée au discours, au débat, à la riposte (...). On peut maintenant dire que les livres sont "morts", au sens où la peinture est morte : c'est une forme sans pertinence réelle ni légitimité en dehors de ses enjeux et de ses problèmes internes. (...) C'est à peu près au moment où la photographie est apparue que la peinture est devenue intéressante, une fois débarrassée de ses derniers oripeaux de fonction, ne pouvant plus remplir aucune mission, ne disant plus rien. Alors il a fallu qu'elle tienne par elle-même, autonome et abjecte, devenue une simple chose. Comme ces livres de poésie magnifiques et intacts, ouvertement, outrageusement inutiles, narcissiques et pervers, onanistes, équivoques - voilà ce qu'un livre veut être. Autonome, indifférent, un livre abstrait en somme."